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Nostalgie pour un village disparu
Reçue d'une habitante de Bazancourt, cette rédaction à propos de Nauroy, écrite par elle à l'âge de 14 ans, en 1948 :

En pensée, nous aimons revivre certains événements qui se sont figés dans notre mémoire, plus particulièrement ceux passés dans notre jeunesse.

Nous sommes au printemps 1946, j'ai douze ans. La pluie que nous espérions depuis quelques jours est arrivée : quelle joie pour moi ! Mon père m'a promis que s'il pleuvait cette semaine, nous irions ramasser des escargots sur le territoire de Nauroy. C'est un bon coin, ici tout le monde le connaît. De la Verrerie Charbonneaux de Reims, ce n'est pas loin, avec la "TERROT" de papa nous y sommes en une demi-heure sans nous presser. Il s'est acheté cette moto pour faire une petite virée le dimanche. Nous ne roulons jamais vite et je n'ai pas peur assise derrière lui me tenant à la poignée transversale. Nous ne portons pas de casque et, avec le peu de circulation sur les routes, c'est pratiquement sans danger.
Ce matin, nous nous sommes levés de très bonne heure. Après un léger petit déjeuner, nous nous habillons chaudement pour ne pas prendre froid à moto. Je glisse un journal entier sur ma poitrine, entre mon pull et mon gilet et un autre par derrière ; c'est un bon truc que m'a donné mon grand-père, il protège du vent et garde la chaleur du corps. Je jette ma pèlerine de drap bleu-marine sur mes épaules, j'enfonce un bonnet de laine et je rabats mon capuchon par dessus. Me voilà parée contre le froid du matin. Mon père porte un blouson des surplus américains et des bottes en cuir lacées par devant jusqu'aux genoux. ll passe sa musette de toile marron en bandoulière. Enfin nous sommes prêts. Il fait encore sombre, nous sortons sans faire de bruit.
Juchée à l'arrière de la moto, je rabats les pans de ma pèlerine sur mes jambes pour couper le vent et pour éviter qu'ils ne se prennent dans la roue. Et, en avant Simone ! Nous voila partis l Que je suis heureuse l "Tiens-toi bien !" crie mon père. L'air vivifiant nous fouette le visage et nous réveille tout à fait. Nous rejoignons la route de Châlons par la rue Saint-Léonard, puis le "Champ de manœuvre" (aujourd'hui Z. I. Sud-Est). Sur la Nationale, nous sommes seuls, pas un véhicule, pas une âme, rien ! Cela a bien changé depuis... A notre droite, nous apercevons le fort de la Pompelle ; un peu plus loin, nous prenons à gauche. Mon père ralentit, il est fasciné par l'élégant pavillon de chasse de la Bertonnerie. Il rêve d'habiter là, loin de tout "Tranquille comme Baptiste" dit-il.
Nous prenons la direction de Suippes, un peu plus loin, nous tournons de nouveau sur notre gauche ; nous sommes presqu'arrivés. Je reconnais cette petite route pour l'avoir si souvent empruntée, bordée de hautes futaies, de fonciers, de taillis aux feuilles luisantes de rosée ; son paysage est gravé dans ma mémoire ; il m'est tellement familier que je pourrais le dessiner sans regarder. Nous nous arrêtons ; mon père range sa moto près d'un bosquet, toujours le même.
On empoigne un bâton et l'on part chacun de son côté. A l'emplacement du village de Nauroy, des moellons et des débris de tuiles moussues nous rappellent que la vie était là : un temps perdu à cause de la folie des hommes. De ce petit village, il ne reste plus que le cimetière ; je suis envahie par un sentiment de recueillement. Ce contraste du printemps avec la mort me révolte ! Je m'imagine la vie des gens qui habitaient ici : des paysans... Des bergers... Un maréchal-ferrant peut-être... En tous les cas, ils ne devaient pas rouler sur l'or ! La vie était rude à la campagne en ce temps-là l
Par-ci, par-là, cachés dans les hautes herbes, on aperçoit de la vaisselle cassée... Un pot à épices... Un couvercle de pot de chambre. il n'est pas un coin que je ne connaisse. Je mets de côté un égouttoir mural émaillé blanc sur lequel la ménagère accrochait la louche et l'écumoire ; il n'est pas abîmé du tout, je l'ai encore, c'est un souvenir.
Mais ma jeunesse et la nature sont si belles qu'elles reprennent le dessus ; j'oublie un instant mes rêveries. Je cueille une petite fleur inconnue pour mettre dans mon herbier, elle est si jolie dans son habit blanc de gala l Mon père, un peu plus loin relève la tête. On est venu pour ramasser des escargots ! Prends les gros ! Laisse les p'tits"
Nous marchons dans le silence et nos sacs se remplissent. Les seuls bruits viennent des feuillages qui se balancent au gré du vent ou le craquement d'une branche sous notre passage, parfois au loin, le dernier cri d'un rapace nocturne qui appelle le relais des autres oiseaux du jour.
Comme les grains d'un rosaire, les escargots cheminent le long des pentes douces en espérant trouver un endroit plus agréable pour manger. ll n'y a qu'à se baisser pour les ramasser. Je m'égratigne les jambes aux griffes des ronciers, mon père en profite : "Je t'avais bien dit de mettre tes bottes ! Mais non... On n'en fait qu'à sa tête!". ll regarde sa montre : "Viens on va casser une petite graine, il est l'heure".
En traversant la route, nous choisissons une place pas trop humide sur le talus en pente modérée face à l'ancien village. La brume se lève, un timide rayon de soleil apparaît. Les petits oiseaux surveillent de l'œil notre approche ; ils espèrent quelques miettes. Nous mangeons tranquillement notre casse-croûte fait de pain et d'omelette. La mie, encore chaude, est imprégnée de la cuisson des œufs. Un vrai régal ! Un insecte bourdonne autour de nous : que c'est agaçant I
Nous sortons la bouteille "Thermos" pour un ersatz de café mais cela nous réchauffe quand-même et nous sommes heureux ! Devant nous la nature encore fraîche de rosée, ruisselle de lumière. Les feuilles printanières d'un vert tendre et délicat brillent doucement au soleil. Le chœur des oiseaux nous enchante. Je me dis que plus tard, quand je serai "grande" j'éterniserai ce tableau à ma façon ; par une poésie, sûrement, car j'ai un faible pour cette matière...
Le petit cimetière de Nauroy se trouve juste derrière nous, je me lève pour aller voir. A travers la grille rouillée de l'entrée, j'aperçois "l'entonnoir" produit par l'explosion d'un obus en plein milieu du terrain. Une pierre tombale est restée, sur la droite. Mon père connaît la guerre : il vient de passer cinq ans en captivité dont la dernière année à MAUTHAUSEN. C'est un miracle qu'il en soit revenu ! Il me recommande "Surtout n'entre pas ! C'est une question d'respect ! Regarde de l'extérieur !".
Nous continuons nos recherches derrière le muret du cimetière sur un terrain plat mais accidenté par endroits. Soudain, en me baissant, mon regard est attiré par un engin à demi enterré qui ressemble à ceux que ma grand-mère avait sur sa cheminée. J'ai envie de le montrer à mon père qui se trouve un peu plus loin à une cinquantaine de mètres. Je pose mon sac, je ramasse "l'engin" des deux mains et je crie :
- Papa ! regarde ce que j'ai trouvé, qu'est-ce que c'est ?
- Oh Malheureuse ! Veux-tu me poser çà ! C'est un obus ! Il n'est pas éclaté !
Moi, naïve que je suis, je prends mon élan et sans plus de prudence, je le lance le plus loin possible et le pire, du côté de mon père qui se sauve en hurlant : "Mais elle est folle ! Elle veut me tuer ! Vite, sauvons-nous, il peut éclater à retardement ! " .
Nous avons vite fait de remonter sur la moto et de démarrer. Nous croisons quelques ramasseurs d'escargots qui arrivent à bicyclette, mon père ralentit et leur crie : "N'y allez pas ! Il y a un obus qui risque d'exploser !". Nous n'avons jamais roulé si vite ! J'espère qu'il n'est rien arrivé ce jour-là ; en tous les cas nous n'avons rien su. Mon père a prévenu quelqu'un, des militaires, je crois ; là ma mémoire me fait défaut...
Inutile de vous dire qu'en arrivant à la maison je me suis fait gronder et tout le monde a su que je "n'en loupais pas une ".

J'ai revu cet endroit, cinquante ans plus tard. Mon père nous avait quitté quelques temps avant. J'ai reconnu le coin, mais il a bien changé : on ne peut plus y pénétrer, des arbres et des broussailles l'ont envahi. Je me demande s'il y a encore des escargots : on y allait peut-être trop souvent qu'il n'y en a plus guère aujourd'hui.
Sur le talus, juste à l'endroit où l'on s'installait pour manger, une petite chapelle est édifiée. Elle porte une inscription : "A la Mémoire des Familles de Nauroy" suivie des noms de famille des victimes civiles. Avec émotion, j'ai revu le petit cimetière abandonné à travers la grille rouillée. "L'entonnoir" m'a paru moins profond qu'auparavant mais la dernière pierre tombale est toujours là, au fond et à droite. J'allais pousser la porte pour entrer quand soudain j'entendis la voix de mon père : "N'entre pas l C'est une question d'respect !".


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